[ Route vers Kumo ] ~ * Destination Ailleurs * ~

A moins d’adopter une nouvelle philosophie… Courir pour exister, par exemple. Aucune idée de ce que cela peut vouloir dire, en fait… Mais je cours.

Depuis des heures, je cours. Je fuis une réalité qui m’enserre le cœur dans l’espoir que son étreinte douloureuse finisse par s’estomper et disparaître. Mes sabots labourent la terre dure sous mes pas, mes jambes hurlent de douleur, malmenées par les branches basses et la résistance de la pierre sous la corne de mes sabots. La tête lancée vers l’avant, l’encolure tendue, je ne m’arrête pourtant pas. Pourquoi je m’acharnes comme ça ? Il n’y a personne qui me suit, pas même un animal intéressé par quelque filet de cheval.

Le soleil est déjà très haut dans le ciel lorsque je m’intime à l’arrêt près d’une petite rivière. Je me désaltère enfin, avalant à grande goulée l’eau glacée. La sueur coule le long de mes flancs. Depuis quand n’ais-je pas dormi au fait ? Avec l’arrivée de Wazzdaka et d’Harunaga, je n’y ai pas vraiment pensé.

Où suis-je ? Dans une forêt, à côté d’une rivière d’eau douce gelée. J’observe le magnifique paysage qui m’entoure… Décidément, ce monde renferme des merveilles… Mais combien de gens se rendent compte de ce qu’ils perdent ? Ils construisent des villes, des villages, ils tentent de dompter la nature. Mais la nature est tellement belle et indomptable… Ils n’arrivent qu’à la détruire en voulant la maîtriser. Quel équilibre y avait-il dans tout cela ?

Le repos était à l’ordre du jour. Je retrouve ma forme humaine, dans un soupir lasse et vient m’allonger près de l’herbe, sous l’ombre d’un arbre, les oreilles aux aguets. Je ne dors pas vraiment, je n’y arrive plus beaucoup depuis quelques temps, devinez pourquoi. Mais le doux ronronnement de la rivière, le pépiement des oiseaux, le souffle du vent et les chauds rayons de soleil qui me réchauffent me reposent plus que n’importe quel dieu aux doux bras alléchants. J’ignore combien de temps exactement j’ai pu somnoler ainsi, insouciante ou presque. Un cri me réveilla.

C’était un cri d’enfant, ou plutôt un pleur, voire un gémissement. Je me redressais, alerte, cherchant la source de tout ce tintamarre… pas plus bruyant qu’un murmure, mais pour quelqu’un désirant se reposer, ce n’était pas la meilleure des berceuses.

Par précaution, je redeviens cheval. Pas que j’aime particulièrement cette forme mais je n’ai pas envie de me retrouver ENCORE avec deux juunins envoyés à mes trousses… même très mignons… quoi que…

Je le trouve enfin dans les fourrés, à une cinquantaine de mètres de là où je me trouvais. Je n’avais pas cherché longtemps, il m’avait juste suffit suivre l’odeur de lait. Mes sabots bien enfoncés dans le sol, il me faut tout mon courage pour ne pas faire demi-tour et courir encore plus loin : un gosse ! Pas plus haut que trois pommes, le petit gamin doit avoir dans les quatre ou cinq ans. Et il pleure ! Il pleure comme si la fin du monde était arrivée… Je me rapproche, un pas, puis deux, puis je m’arrête. Il ouvre enfin un œil et prend soudainement peur en voyant l’un de mes sabots. Il lève le regard, tout tremblant. Et le silence emplit soudain la clairière baignée de soleil.

« Dadaaa ? »

Je viens d’être rebaptisée d’un nouveau surnom stupide : dada ! Bon dieu, mais comment un gosse aussi petit a-t-il pu arriver ici en vie ? Dans le ventre d’un ours, j’aurais encore compris, mais en vie, en un seul morceau et encore capable d’hurler comme ça, c’est étonnant tout de même… Et puis, tout à coup, le vent dans l’herbe et dans les feuilles, le chuchotement de l’eau et le chant des oiseaux me semblent disparaître, au profit du gosse qui gazouille « dada !! » comme s’il était devant la plus belle merveille du monde tombée du ciel.

Et dans mon fort intérieur, je hurle d’horreur et de dépit. Un gosse ! Ô mazette ! … Les deux derniers que j’ai rencontrés, je les avais tué… Et ce poids me retombe soudain sur le cœur avec une violence incomparable.

« Dada ! »

Le voilà qui tend ses petites mains vers moi avant de bailler, ouvrant graaand la bouche et frottant ses petits yeux bleus rougis par les pleurs. Ma conscience étant en train de se bagarrer elle-même ( côté blanc contre côté noir, que voulez-vous… ), je décide de m’allonger sur l’herbe molle et grasse, laissant le petit aux cheveux sombres s’approcher en titubant dangereusement. Il vient se lover contre mon flanc, roulé en boule comme un petit chat recherchant la chaleur d’une maman.

Hors je ne suis absolument pas une maman ! Non ! Lâche-moi, gamin ! Mais il s’est déjà endormi, accroché à ma crinière comme à sa vie. Ca tire, ça fait mal, mais il est tellement mignon… que je finis par m’endormir moi aussi.



Il fallait que je continue ma route…
Que je parte à la recherche des Douze…
Que je sauve le monde de sa décadence et de son déséquilibre !

Mais…
J’étais en train de jouer aux nounous…

« Agaaaah ! Cheuval ! Uuuuh dada ! »

Imaginez mon calvaire… à marcher au pas avec une boule de nerfs sur le dos, cherchant où pourrait bien se trouver sa mère ! Foutue mère qui n’a même pas été capable de surveiller son gosse cinq minutes de plus ! Mais le pire dans tout cela est que je ne vois de trace de vie nulle part.

« Ze m’appelle Iiiiichigo ! et toi ce sera Kuroyui ! »

Youpie !…



« Iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiichiiii ? »

Aie… Qu’est-ce que c’est que cet hurlement de la mort qui tue ?

« Mon petit Iiiiiiiiiiiiiiiiiiichi ? »

Bon sang ! Elle veut tuer la forêt avec sa voix celle-là. J’allais piaffer et me détourner, fuir hors de portée de ce son horrible, mais je me rappelle soudain de la petite forme qui somnole dans ma crinière.

Il dort ! Quel bonheur ! Je me transforme et le prend dans mes bras. Il est un peu plus lourd comme ça… Et je cours en direction de la voix. Je suis sale et j’ai faim mais plus tôt je me serais débarrassée de lui, plus tôt je pourrais accomplir ce que je dois et ce que je veux faire.

Je cours, les voix et les odeurs se rapprochent. Je ralentis. Est-ce une bonne idée de me montrer ? Pour calmer mes craintes, je ramène la large capuche sur ma tête et voilà. Je ne vois presque plus rien autour de moi, mais personne ne pourra me reconnaître. Le soleil avait disparu derrière une immense colline depuis un petit moment, les ombres aidant donc à masquer son identité.

« Ichiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii ??? »

La voix était pleine de larmes et de douleur alors qu’elle hurlait après son enfant. J’observe le bébé un moment. Si jeune, si innocent… Et je revois soudainement les visages de mes deux premières victimes… Crispée, je reprends ma marche, hagarde. Qu’est-ce qui m’avait pris ce jour-là ? Pourrais-je un jour me faire pardonnée ? Pourquoi ?… Pourquoi ?

« Ichi ?! Oh bon sang, Ulrick ! Où a-t-il pu bien disparaître ? Je m’inquiète tellement… »

« Cela fait des jours que nous cherchons… Il faudrait peut-être… »

« Non ! »

Sans s’en rendre vraiment compte, j’étais arrivée sur les lieux… Ils étaient là, tout un petit groupe de villageois partis à la recherche du bambin. Je me fige à nouveau. Je ne m’attendais pas à un si grand nombre de gens… Je déglutis mais je fais un pas en avant, sortant des ombres, me dévoilant au monde…

« Ich… ?! Qui êtes-vous ??? Montrez-vous !!! »

Je lève une main, l’autre maintenant le petit corps contre ma poitrine. Genre « Je viens en paix »… Je passe pour une parfaite imbécile, m’enfin bon. Je fais encore quelque pas, et ils peuvent enfin voir le petit corps enveloppé de ma cape que je maintiens près de moi alors que leurs « armes » sont déjà pointées sur moi. Le cliché de la fourche du paysan est moins rigolo lorsque cette fourche est pointée contre vous.

« Déclinez votre identité ! Et rendez-nous l’enfant ! »

« Je ne vous ferai aucun mal. J’ai trouvé votre enfant à quelques kilomètres d’ici et je vous cherche depuis lors. Je vais le déposer au sol et m’en aller… »

« Arrêtez ! Arrêtez ! Cette femme a sauvé mon enfant ! Comment pouvez-vous la menacer ! Comment pourrions-nous vous remercier ? »

« Prenez mieux soin de vos enfants, madame, et je partirais tranquille. »

Sur ces dernières paroles, je déposai le bambin nouvellement réveillé au sol, qui, une fois sur ses pieds, courut vers sa mère en gazouillant. Les villageois eurent à peine le temps d’observer l’enfant avec un sourire soulagé que j’avais déjà tourné le dos…

« Attendez ! »

Je me stoppe lentement et remarque que la femme me tend quelque chose, à un ou deux mètres de moi, une sorte de … pendentif ?

« Qu’est-ce ? »

Je le prend lentement, tout en cachant mon visage dans les ombres car elle le scrute avec insistance.

« Prenez-le, c’est le moins que je puisse faire… Il vous protégera ! »

Quelque chose me dit que je n’en suis pas digne… Pourquoi ?
Je le prend néanmoins, la remerciant d’un signe de tête et reprend ma route… tout en fixant le symbole…
Un cheval se cabrant, une corne fièrement pointée vers le ciel.
Comment appellent-ils cela encore ? Ah oui, une licorne…